article : S'approprier pour mieux partager

S'approprier pour mieux partager

auteurice

licence

  • Creative Commons Attribution NonCommercial 4.0 Inter

date de publication

  • 23 mai 2023

export

On n'est jamais mieux servi qu'à plusieurs

Dès 2011 le graphiste et théoricien du design graphique Andrew Blauvelt affirme que : « la relation entre le design graphique et la technologie est entrée dans une nouvelle phase de maturation, avec une définition du design qui englobe la création de nouveaux outils permettant aux autres de pratiquer le design. » 1 Cette évolution­ s'est construite grâce à l'appropriation progressive par les designers de la puissance de l'ordinateur et plus particulièrement de la programmation : « Nous devons apprendre à créer des outils nous-mêmes. Après tout, c'est ça l'ordinateur : un outil de création d'outils. » 2 La capacité pour les designers de produire leurs propres outils a nourrit une transformation des pratiques qui prend la forme d'un double mouvement en apparence paradoxal : s'approprier pour mieux partager.

S'approprier la production de ses outils c'est pour les designers une manière de s'émanciper et d'affirmer leur indépendance face à un monopole, celui qu'Adobe détenait sur les outils de la profession. Cette revendication va parfois même jusqu'à prêcher une autonomie proche de l'autosuffisance ou même de l'autarcie et qui passe par la compréhension profonde et la maîtrise complète de la chaîne technique, ce qui nécessite généralement l'acquisition de compétences de programmation.

Pourtant, cette démarche d'appropriation à tendance autarcique s'accompagne, en regard, d'un désir affirmé de partage, d'ouverture, de collaboration et de modularité, que ce soit entre designers, avec les commanditaires ou encore avec le public. Cette féconde dualité est bien résumée par Anthony Masure lorsqu'il parle du travail du collectif OSP : « On n'est jamais mieux servi qu'à plusieurs » 3 et on la retrouve très souvent affirmée et affichée dans les discours des designers elleux-même. Mais de quels outils parle-t-on ? Et de quelles collaborations ? Quels sont leurs effets sur les pratiques et les productions du design ?

Une redéfinition du métier: Comment les outils collaboratifs transforment le design d'une création de formes uniques, maîtrisées et définitives à la fabrique de potentialités infinies à explorer en collaboration

Travailler à la production d'outils collaboratifs décale l'objet même de la production du design. On ne produit plus des objets ou des formes définitives mais des outils, nécessairement collaboratifs. Au-delà du numérique, on observe cette même appétence pour les designers à produire des outils, parfois même de papier, qui seront utilisés par d'autres pour qu'iels produisent les formes définitives. Pourquoi un tel engouement de la part des designers pour la production d'outils ? Il s'agit je crois d'une réappropriation par les designers d'une expertise technique qui les distingue de ceux qui ne peuvent « qu'utiliser » les outils numériques traditionnels, devenus accessibles et utilisables par tout le monde. « Au bout du compte, si ce que vous produisiez peut être fait par n'importe qui doté d'un ordinateur, pourquoi aurait-on besoin d'un designer ? Dans d'autres termes, pour emprunter la langue des affaires : en tant que designer, quelle est votre valeur ajoutée ? » 4 Aujourd'hui, le véritable pouvoir se situe moins dans la production de formes, devenue largement accessible à tout le monde, que dans la création des outils qui permettront ensuite de cadrer la production de ces formes. Ainsi, si le designer abdique en apparence ses prérogatives sur les formes, iel conserve en fait le droit d'en définir les contours et les conditions, l'espace des possibles latents. Incidemment, développer des outils décale le travail du designer en nécessitant d'autres compétences et en exigeant de se poser de nouvelles questions : comment rendre cet outil utilisable par des utilisateurs non-programmeurs ? Comment en faciliter la réappropriation par celleux qui savent programmer ? Comment maintenir, entretenir ou faire évoluer l'outil ? ... Autant de nouvelles expertises qui bousculent les fondamentaux du métier.

Du point de vue des formes produites, le développement d'outils favorise la génération de réponses multiples à chaque problématique. On ne produit plus des formes uniques et définitives car, puisqu'à développer des outils, autant qu'ils soient utilisés plusieurs fois et par plusieurs personnes. Les outils collaboratifs permettent donc généralement la création d'une multitude de formes comme autant de déclinaisons autour d'un thème. Cette possibilité s'accorde très bien avec la nature du numérique car sur Internet il ne coûte pas plus cher de produire et d'afficher une infinité de formes différentes. Au contraire, l'économie de l'attention exige une profusion toujours renouvelée de contenus à diffuser sur les réseaux sociaux.

Ouvert-Fermé: Comment les outils collaboratifs mettent en jeu des limites qui favorisent la diversité des formes

Historiquement, la numérisation des outils du design a abouti à leur universalisation. Des monopoles globaux se sont établis autour de quelques entreprises qui produisent des logiciels à visée universelle et totalisante. Que l'on soit au Japon, en Afrique du Sud ou en Europe, on design dorénavant avec les mêmes outils. Peu importe le projet, peu importe le contexte, peu importe la designer, on pourra toujours utiliser le même logiciel car ceux-ci offrent la promesse --théorique-- de permettre la création de toutes les formes possibles.

Au contraire, beaucoup des outils numériques produits par les designers sont de petits outils très spécifiques, souvent crées sur-mesure ou bien déclinés à partir d'une base déjà existante et adaptés à un nouveau contexte. S'ils sont spécifiques, ce n'est pas seulement car ces outils peuvent être hors-sujet et inutilisables une fois sortis de leur contexte, c'est aussi qu'ils sont généralement bien plus limités dans leur répertoire formel. Très souvent, les outils numériques collaboratifs fixent un certain nombre de contraintes et ouvrent un nombre limité de paramètres qu'il s'agira ensuite de faire varier. En proposant une étroite infinité de possibles à explorer, les outils crées par les designers déjouent l'infini potentiel des logiciels universalistes qui a souvent nourrit l'homogénisation des productions. Car c'est justement la restriction ou la canalisation explicite des possibles qui va permettre la production d'une multitude de propositions différentes tout en assurant une certaine cohérence graphique. C'est aussi cette fermeture qui permet de produire des formes singulières car toujours contextualisées et donc toujours renouvelées. Pris individuellement, ces outils présentent souvent une esthétique reconnaissable, un air de déjà-vu, mais c'est par leur multiplication que les outils fermés peuvent prétendre à une certaine ouverture formelle, sous la forme d'une diversité contextuelle.* *

L'intérêt de produire des outils fermés n'est pas que formel, plus l'outil revendiquera une vocation universelle ainsi qu'une base d'utilisateurs nombreuse et permanente, et plus il faudra s'en occuper, le maintenir, résoudre des bugs, le faire évoluer, y ajouter des fonctionnalités pour répondre à de nouveaux besoins qui ne manqueront pas d'apparaître. Restreindre les possibles et rester contextuel permet au designer de s'affranchir de ces problématiques de maintenance et d'aligner la production d'outil sur un processus plus traditionnel de création : un projet = un outil, tout comme on avait un projet = une forme ou une série de formes. Une fois le projet terminé, on peut l'archiver et passer au suivant. La vie traditionnelle des outils, en particulier numériques est souvent différente et limiter l'outil permet aussi de lui prévoir une fin de vie nécessaire si l'on veut se renouveler. Fermé formellement, chaque outil n'en reste pas moins ouvert dans la possibilité laissée à celui ou celle qui sait programmer de les modifier pour les adapter à d'autres contextes et ainsi réouvrir un nouvel espace à la fois infini et restreint des possibles. L'ouverture affichée du code ne doit pourtant pas cacher le fait que celle-ci est rarement suffisante pour qu'un réel partage, une réelle appropriation ait lieu.

Quelques saveurs de la collaboration: comment différentes formes de collaboration s'incarnent dans les outils

Produire des outils, ça n'a généralement de sens que si d'autres s'en servent [ou s'ils sont au service d'un besoin récurrent] 5. Penser les outils dans une optique collaborative apparaît donc comme une évidence et cette relation s'est notamment imposée au design grâce à l'éthique du logiciel libre qui se fonde sur le partage. Mais la participation existe dans l'art et le design depuis longtemps. Dans le design, elle existe au moins depuis un ensemble de pratiques historiquement minoritaire et militante comme le design participatif scandinave qui revendiquait une approche politique de la conception d'outils numérique avec les travailleurs et contre les managers 6. Aujourd'hui, l'injonction à la collaboration avec le public est devenue omniprésente dans le design 7 et est revendiquée comme mode d'action par de nombreuses designers. S'appuyer sur la collaboration permet d'éviter des propositions définitives, parfois vues comme trop assertives, non démocratiques et donc peu légitimes. Elle permet aussi de s'affranchir de la responsabilité de la forme car pour les designers producteurs d'outils ou de protocoles de collaboration, « les formes ne sont pas le sujet de leurs préoccupations et discours. » 8

Mais de quelle collaboration parle-t-on ? Il existe plusieurs manières de collaborer : de la contribution à la coopération en passant par le partage, la participation ou même peut-être l'exploitation. Les outils numériques tels qu'ils sont développés dans le design aujourd'hui en proposent au moins deux teintes différentes car la collaboration entre designers-développeurs est bien différente de celle qui s'adresse au public.

La collaboration entre designers pour commencer. Dans l'écosystème des designers-producteurs d'outils, on retrouve beaucoup de collectifs au sein desquels les outils collaboratifs sont utilisés pour faciliter le travail en commun. Soit que les designers collaborent à leur création, ou bien que certains les développent pour que d'autres les utilisent. Plus largement, autour de certains outils à l'ambition plus importante, comme pour la librairie paged.js, se forment des communautés de designers qui sont souvent à la fois utilisateurs et contributeurs. Et puis, la collaboration entre designers peut également se faire sous la forme de la déclinaison ou du fork. Dans ce cas la designer laisse ouverte la possibilité pour d'autres de reprendre, de développer ou d'adapter son travail. Là aussi, il s'agit d'une adaptation de pratiques issues de la culture de la programmation, même si, en ce qui concerne la déclinaison à partir d'un existant, on peut faire le lien avec des pratiques plus anciennes comme les remakes et les déclinaisons qui ont largement cours dans la typographie par exemple 9. La nouveauté réside peut-être surtout dans le fait que les designers aujourd'hui appellent explicitement à une appropriation de leur travail et cherchent souvent à la faciliter via un travail de documentation. Pour autant, ces formes de collaborations ne s'offrent qu'à une petite élite de designers car elles nécessitent des compétences en programmation qui sont loin d'être démocratisées.

La seconde modalité de collaboration est celle d'une participation du « public » à la création. Plutôt qu'une véritable collaboration, le terme généralement employé dans ce cas est celui de participation et celle-ci se déploie d'ailleurs dans le design bien au delà de la sphère des outils numériques. Yann Aucompte la constate dans certaines formes d'exposition par exemple : « la fréquentation des expositions constitue une contribution active du public, avec le graphiste ils tendent à aiguiser une culture critique [...] L'exposition est envisagée comme un espace de relation et de participation du public. Le spectateur de ce type d'exposition n'est pas passif, il travaille à produire une culture critique collective. » 10 Lorsque l'on parle de participation, on parle de l'inclusion dans un processus de création mais on y saisit tout de suite l'asymétrie qui existe entre les parties prenantes. Le designer dans ce contexte devient « un producteur ou un orchestrateur de cadres, de systèmes et d'actions qui permettent au design d'exister. Il a perdu son rôle traditionnel d'unique créateur de l'œuvre ; ce rôle a été usurpé par des « contributeurs », qui se comptent parfois par milliers. » 11 Ce type de participation s'adresse parfois au client de l'outil et lui offre une certaine autonomie, par exemple en lui permettant de réaliser des déclinaisons de visuels en faisant varier le ou les paramètres prévus dans le logiciel. Par rapport à la collaboration active et égalitaire entre pairs des designers-programmeurs, la participation du public se fait plus généralement sur le mode de la petite main, utilisant l'outil via quelques actions pré-déterminées qui permettront l'exploration de l'espace des possibles formels. Les différentes propositions crées sont généralement mises et présentées au même niveau, car c'est leur profusion qui fait sens, plus que chacune des contributions prises individuellement. Cette participation est aussi souvent limitée dans le temps, prenant la forme d'ateliers ou de performances guidées. Cette forme de collaboration médiée par l'outil possède sa propre logique car un public confronté à un nouvel outil créatif ne pourra pas être instantanément formé à la pratique du design ni passer des heures à prendre en main un outil qu'iel n'utilisera bien souvent qu'une seule fois. Encadrer l'usage et l'accompagner via des ateliers permet également de s'affranchir d'une partie du fastidieux travail de conception d'un outil numérique de long terme qui nécessite d'en régler les moindres détails ergonomiques, pour en faciliter l'apprentissage en autonomie ou en éliminer les bugs.

Il faut pourtant s'interroger sur ce que représente cette participation. Selon Duhem, l'injonction à la participation, même avec les meilleures intentions peut mener à un contrôle et une exploitation des participants plus qu'à une émancipation 12, y compris dans ce qu'il nomme le design alternatif. Quelle agentivité est donnée aux utilisateurices de ces outils ? Sont-iels incitées « à participer » à la manière des travailleuses du clic, ne pouvant opérer que parmi un ensemble restreint de choix et restant anonyme derrière celle qui a conçu l'outil. Créer un cadre, un ensemble de contraintes graphiques que d'autres pourrons utiliser pour produire des formes finales n'a rien de nouveau. C'est même le principe des chartes graphiques. Pour autant, la conception et l'utilisation de ces systèmes n'était pas présenté comme collaborative. On appliquait la grille, la charte ou le système graphique et cela était perçu plutôt comme de l'exécution que comme de la collaboration ou même de la participation.

Parler d'outils de création collaboratifs implique de penser cette dichotomie et d'ouvrir le capot de la collaboration qui désigne des manières de s'impliquer bien différentes. Les outils de création collaboratifs s'accompagnent notamment d'une nouvelle fracture entre ceux qui savent créer ou modifier des outils et celleux qui ne pourront que les utiliser. Il reste encore je crois à penser des manières de traverser cette frontière.


  1. Andrew Blauvelt, Outil (ou le designer graphique face à la post-production), Azimut 47. En ligne 

  2. Jonathan Puckey, cité par Andrew Blauvelt, op. cit. 

  3. Anthony Masure, «Visual Culture. Open Source Publishing, Git et le design graphique», Strabic.fr, 2014. 

  4. Andrew Blauvelt, op. cit. 

  5. Merci à Yann Trividic, Julien Bidoret et Raphaël Bastide d'avoir attiré mon attention sur ces pratiques qui seraient intéressantes à documenter. 

  6. Pelle Ehn, « Scandinavian design: On participation and skill », Participatory design. CRC Press, 2017. p. 41-77. 

  7. Ludovic Duhem, « Participez ! Pour une critique politique du co-design », RADDAR N°3, 2021. 

  8. Yann Aucompte, « Des mondes-ateliers  : les lieux et les milieux de la fabrique du design graphique. », dans Revue Design Arts Medias, 11/2021. En ligne 

  9. Eric Schrijver, « No-one Starts From Scratch: Type Design and the Logic of the Fork », i.liketightpants.net, 2013. En ligne 

  10. Yann Aucompte, « Les designerly ways of knowing des graphistes », dans Design Graphique ? Manières de faire de la recherche, 2021. 

  11. Andrew Blauvelt, op. cit. 

  12. Ludovic Duhem, op. cit.