notion : Gestes spéculatifs
Gestes spéculatifs
« Faudrait-il substituer aux catégories de la pensée moderne de nouvelles catégories qui, plus adéquates aux mutations auxquelles nous assistons, nous rendraient par là même capables de les penser ? Nous sommes convaincus qu'aucune nouvelle boussole philosophique ne fera ici l'affaire, qu'aucune théorie générale, tout terrain, ne guidera les réponses que demandent ces mutations. La crise de nos modes de pensée n'est pas seulement celle d'une philosophie qui trouvait dans ces catégories les conditions de possibilités de l'expérience en général, mais aussi celle des sciences humaines (dont la scientificité suppose de donner autorité aux états de choses factuels) et celle de la parole politique (démembrée entre pédagogie – dire ce qui "est" – et appel aux "valeurs"). En revanche, parler de "gestes spéculatifs", c'est, pour nous, mettre la pensée sous le signe d'un engagement par et pour un possible qu'il s'agit d'activer, de rendre perceptible dans le présent. Un tel engagement, par l'attention qu'il demande aux virtualités dont est chargée une situation en train de se faire, rejoint étrangement les formes du pragmatisme de William James. En effet, le sens de l'activation d'un possible tient à ses conséquences, à la vérification que constitue la modification du présent qu'elle peut entraîner. Ce qui implique, en retour, l'engagement spéculatif comme pensée des conséquences, et non utopie ou imaginaire projetés sur le présent. Il ne s'agit ni d'ignorer les faits, ni de leur donner autorité. Mettre les gestes spéculatifs au pluriel désigne certes la pluralité des situations, mais aussi, et peut-être d'abord, la pluralité de ceux et celles sans lesquels les possibles qu'il s'agit d'activer seraient incapables de gagner consistance, de ne pas être seulement sentis, pensés ou imaginés, mais de faire penser, sentir ou imaginer. » (Debaise & Stengers, 2015)