article : Laisser de l’espace au malaise dans le travail collectif
Laisser de l’espace au malaise dans le travail collectif
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licence
- CC4r * Collective Conditions for Re-use
date de publication
- 03 mai 2023
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Le rôle essentiel des arbres
« La première chose à comprendre à propos de la méditation est que l'autorité n'y a pas de place, que l'esprit doit être libre d'examiner, d'observer, d'apprendre » (J. Krishnamurti, 2023).
Ceci est une invitation à une expérience, dans laquelle « l'esprit doit être libre d'examiner, d'observer, d'apprendre ».
Vous êtes invité·e·s à vous asseoir sur un coussin ou sur une chaise. Fermez vos yeux et respirez profondément. Sentez le contact de vos pieds avec le sol. Sentez les autres parties de votre corps : vos jambes, vos cuisses, les os de votre fessier, votre ventre, votre poitrine, vos épaules, vos bras, votre cou, votre visage et le sommet de votre tête. Sentez les zones détendues de votre corps et dirigez votre respiration vers les zones où vous ressentez de la tension.
Vous pouvez désormais commencer à vous concentrer sur votre respiration. Touchez votre lèvre supérieure : c'est ici que vous inspirez de l'air froid et que vous expirez de l'air chaud. Beaucoup d'idées vont vous traverser l'esprit. Elles vous sillonneront comme des sauterelles dans un champ en été. Observez-les, laissez-les circuler et concentrez-vous à nouveau sur votre respiration. Continuez ainsi pendant encore 5 minutes.
Notre relation aux arbres
Chaque minute, nous inspirons et expirons plusieurs fois. C'est le plus naturel de nos mouvements, tant et si bien que nous l'oublions. Jusqu'au moment où surgit un problème : l'oxygène vient à manquer dans une pièce, un rhume ou une pneumonie rend l'exercice de respiration difficile. On oublie assez souvent que nous continuons à respirer grâce aux arbres de cette planète ainsi qu'aux grandes jungles des hémisphères nord et sud. Ils assurent une quantité suffisante d'oxygène au cours de l'hiver lorsque les arbres sont au repos. L'oxygène est le déchet naturel des arbres, et le dioxyde de carbone qui est notre déchet naturel, nourri les arbres. Les arbres sont également la solution la plus naturelle au changement climatique. En réfléchissant et absorbant une partie du rayonnement solaire, ils maintiennent la température sans réchauffer la planète et contribuent à la formation de nuages par l'évapotranspiration. En somme, notre existence dépend de la relation constante qui nous lie aux arbres.
Dans son livre intitulé Brilliant Green, Stefano Mancuso (2019) souligne que nous sommes « par nature, complètement dépendant·e·s des plantes et que nous agissons un peu comme un enfant dépendant de ses parents. En grandissant, surtout pendant la période de la puberté, l'enfant commence à renier cette dépendance à l'égard de ses figures parentales. Cette phase est importante pour que l'enfant se libère et qu'iel développe sa propre autonomie psychologique en anticipation de son indépendance qui adviendra bien plus tard. On ne peut pas exclure complètement l'idée que quelque chose de similaire se joue dans notre relation avec les arbres. Personne n'aime être dépendant·e de quelqu'un·e d'autre. La dépendance est toujours associée à la faiblesse et la vulnérabilité auxquelles on préfère ne pas être rappelés. Nous détestons parfois les personnes dont on dépend, parce qu'elles entravent notre sentiment de liberté. En résumé, nous sommes à un tel niveau de dépendance vis-à-vis des arbres que nous faisons tout ce que nous pouvons pour pouvoir l'oublier. »
À l'époque des Celtes, les forêts étaient vues comme des cathédrales. Gilles Würtz précise dans Chamanisme Celtique (Würtz, 2018) que « les arbres sont avant tout des êtres vivants avec lesquels nous vivons et partageons nos vies. Ils sont indispensables à la vie sur Terre alors que nous, les humains, ne sommes pas indispensables. Il devrait donc être tout à fait normal qu'en tant qu'humains, nous leur montrions du respect et de la reconnaissance ».
Dans son ouvrage, The Hidden Life of Trees 1, Peter Wohlleben critique l'objectification des arbres et l'intégration de cette vision dans la gestion des forêts européennes. Avec son livre, Wohlleben réussit à susciter un intérêt mondial pour les arbres et la façon dont ils communiquent entre eux : « La ressource la plus importante dont dispose un arbre pour rester en contact avec d'autres arbres est "la toile des forêts 2 " composée de champignons du sol qui relient les végétaux à un réseau intime permettant le partage d'une énorme quantité d'informations et de nutriments » (Wohlleben, 2016).
Il nous reste cependant encore beaucoup à apprendre sur cette « cathédrale ». Comme Susan Simard l'indique dans son livre intitulé Finding the Mother Tree 3 : « il existe plus d'un million de champignons sur Terre, soit environ six fois le nombre d'espèces végétales, et seulement 10% des espèces fongiques ont été identifiées » (Simard, 2021).
Il nous reste beaucoup à apprendre sur les arbres et les plantes. Et comment mieux le faire qu'en les intégrant consciemment dans notre travail collectif en tant qu'êtres vivants et collaborateur·ice·s ? C'était la raison principale du choix « Anaïs Berck » comme nom d'artiste en 2019, qui signifie la collaboration entre les humains, les algorithmes et les arbres. En tant que collectif, Anaïs Berck crée un espace dans lequel l'intelligence humaine est explorée comme compagne de l'intelligence végétale et de l'intelligence artificielle. L'une des principales questions soulevées par cette pratique de recherche-création est de savoir comment accorder aux arbres des droits de codécision dans notre processus de travail.
Anaïs Berck est inscrit·e dans d'autres pratiques collectives : Constant est une association d'artistes autogérée basée à Bruxelles et active dans les domaines de l'art et des médias. En tant qu'association Constant s'inspire de, s'engage et pratique les féminismes, applique les principes du copyleft et des logiciels libres/Open Source, tout en formulant sa propre critique à leur égard. Constant apprécie les pratiques réfléchies, collectives, numériques, et artistiques. La pratique d'Anaïs Berck est également liée à Algolit, un groupe de travail autour des textes libres et du code, qui a débuté comme un projet de Constant en 2012, mais est devenu depuis 2019 un groupe indépendant.
Lorsque vous respirez à un rythme confortable, je vous invite à penser à un arbre qui est important pour vous. Il peut s'agir d'un arbre à côté de votre maison, ou d'un arbre sur lequel vous aviez l'habitude de grimper pendant votre enfance. Essayez de visualiser cet arbre en détail. Imaginez son tronc, ses branches, ses feuilles, sa couronne, peut-être aussi ses baies et ses fruits. Ensuite, imaginez son environnement.
Les artefacts et leur impact sur le traumatisme collectif
Les arbres et leurs représentations sont placés au centre de travail d'Anaïs Berck ; en utilisant des algorithmes non pas au service de l'extraction de ressources ou de production de valeur vers un objectif commercial, mais pour créer des liens de parenté avec la nature. Anaïs Berck créé des histoires à propos d'arbres, interrogeant l'héritage colonial de la classification ainsi que les méthodes de standardisation et tente de formuler un discours critique sur les effets des cultures dominantes. Les arbres sont mis au centre de la création, ce qui la décentre d'une perspective proprement humaine. En choisissant la compagnie des arbres et des algorithmes, Anaïs Berck touche nécessairement à des domaines extrêmement emprunts par les héritages coloniaux, à l'intersection du computationalisme et de la botanique.
Les conséquences de l'idéologie occidentale, la force centrifuge de l'archivisme, de l'eugénisme et de l'extractivisme y sont mises au centre de la table, ce qui peut générer complexités et malaises.
En 2017, par exemple, Algolit a mené une recherche sur des modèles de machine learning et sur les principaux algorithmes de classification sur lesquels ils s'appuient. L'un des premiers modèles que nous avons étudié était la régression linéaire puisqu'elle est omniprésente et tellement facile à comprendre -- comparée à d'autres. L'algorithme est inventé au 19e siècle par Francis Galton, célèbre défenseur de l'idée de « d'amélioration de la race » et très influent à son époque. Comme le souligne SubhardaDas, chercheuse en histoire du racisme scientifique et de l'eugénisme à l'UCL de Londres, nous utilisons encore aujourd'hui toute une série de ses concepts statistiques, tels que le théorème de la limite centrale, les probabilités, la corrélation et les lois normales. N'est-ce pas une forme d'imprudence et complicité de continuer à considérer son concept de la distribution normale » comme normal ? Nous atterrissons ici, en territoire inconfortable. J'ai utilisé et amélioré la régression linéaire pour le développement d'un jeu de fôret, auquel j'ai joué à Fontainebleau avec les étudiant·e·s de l'École Nationale Supérieure d'Arts de Paris Cergy.
J'ai développé l'algorithme comme jeu de société pour l'exposition Dataworkers, qui a eu lieu en 2019 au Mundaneum à Mons, sous l'impulsion d'Algolit. Même si j'avais contextualisé l'algorithme et expliqué son contexte idéologiquement pauvre en 2018, ce n'est qu'avec l'exposition Dataworkers que nous avons également pris une position explicite: « Algolit essaie de ne pas oublier que les systèmes de domination détiennent le pouvoir et que ce pouvoir n'a pas toujours été utilisé pour le bien de tous·tes. Le machine learning a hérité de nombreux aspects de la recherche statistique, certains moins acceptables que d'autres. Nous devons être prudent·e·s, car ces visions du monde s'infiltrent dans les modèles algorithmiques qui créent de nouveaux types de domination. »
« Si l'on ne fait pas assez attention, des zéros et des uns pourraient accentuer les divisions entre les nantis et les démunis, les méritants et les non-méritants -- ce sont des jugements de valeur anciens intégrés dans des systèmes tout nouveaux » (Race After Technology, Ruha Benjamin). La discrimination raciale dans les modèles d'apprentissage automatique reste une réalité préoccupante qui est toujours d'actualité. À ce propos, dans son livre Weapons of Math Destruction 4, Cathy O'Neill donne également cet avertissement : « Lors de la création d'un modèle, nous prenons des décisions sur ce qui mérite d'être inclus, simplifiant ainsi la complexité du monde pour en donner une version ludique, aisément compréhensible et à partir de laquelle des faits et des actions significatifs peuvent être déduits. Nous attendons de ce modèle qu'il n'accomplisse qu'une seule tâche, tout en reconnaissant qu'il peut parfois agir comme une machine désorientée, présentant d'énormes angles morts » (O'Neill, 2017). En tant que membres d'Algolit, nous avons décidé que l'une des meilleures façons d'examiner les biais était de travailler avec des ensembles de données plus restreints et de consacrer du temps à se familiariser avec leur contenu. Dans le cadre de l'expérience conduite pour l'exposition Dataworkers, nous avons décidé d'entraîner les modèles sur les archives du Mundaneum. C'est ainsi que la réalité de l'institution s'est révélée. L'obtention des documents a pris beaucoup de temps. Et lorsque nous les avons finalement obtenus, nous avons été confronté·e·s à de très mauvaises versions ROC (reconnaissance optique de caractères) des fichiers numériques. Nous avons décidé de demander la collaboration de Distributed Proofreaders, une méthode en ligne qui facilite la conversion des livres du domaine public en livres électroniques. C'est là que nous sommes tombé·e·s dans le piège : nous avons pensé que plus ils pouvaient convertir de livres, mieux c'était. Nous n'avons pas pris le temps d'étudier le matériau au préalable. Après l'exposition, Elodie Mugfreya, une collègue de Constant, a identifié un douloureux angle mort dans notre travail. L'un des livres faisant partie du processus de numérisation, et donc de l'exposition, était « L'Afrique aux Noirs », un texte de Paul Otlet, le fondateur du Mundaneum. Comme l'indique Mugfreya dans Celebration and Omission : « L'Afrique aux Noirs, selon moi, n'est qu'une manifestation, parmi d'autres, du caractère profondément raciste de la personne de Paul Otlet ». Nulle part dans l'exposition nous n'avions critiqué cet aspect sombre de la biographie d'Otlet. Pourquoi l'avons-nous ignoré ? Comment cela a-t-il pu se produire ? Il était impossible de revenir en arrière et de réparer le bug, car notre travail était terminé depuis longtemps. Avec d'autres collègues de Constant qui ont travaillé autour de Paul Otlet et du Mundaneum, nous avons décidé d'écrire un Omissum. « L'omissum a été préparé pour être glissé dans les livres, ajouté en lien sur les sites web ou utilisé dans d'autres contextes liés à Otlet. De plus, nous avons contribué à la page Wikipédia d'Otlet, dans la section opinions politiques et engagement ». L'omissum encourage également les gens à l'incorporer dans d'autres publications au sujet de Paul Otlet.
La question du traumatisme collectif fut également abordée par Anaïs Berck en 2022, lors de sa résidence de deux semaines au Jardin botanique de Meise -- anciennement le Jardin botanique royal de Belgique -- dans le cadre de la recherche intitulée « Algoliterary Publishing: making kin with trees 5 ». La recherche a proposé d'explorer l'idée d'une maison d'édition dans laquelle les auteur·ice·s sont des algorithmes, présentés avec leurs contextes et leurs codes, et où le contenu des livres est connecté aux arbres et à la nature. Nous avons choisi le jardin botanique, avec l'idée que si les arbres sont au centre du travail, l'endroit où une grande quantité de connaissances scientifiques a été rassemblée concernant les arbres et les plantes en général l'est également. Dans un pays comme la Belgique où, à l'occasion du 60ème anniversaire de l'indépendance du Congo, le roi n'est toujours pas en mesure de présenter ses excuses aux populations de l'ancienne colonie, il est important de noter que le jardin botanique est une institution blanche qui n'a pas encore prêté attention à la partie violente de son histoire 6. Les jardins botaniques en tant qu'institutions sont l'invention de l'histoire coloniale. Dans son ouvrage Colonial Botany, Chandra Mukerji écrit : « Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les jardins ont joué un rôle essentiel dans la politique française, alors que l'acquisition et le contrôle des territoires devenaient des éléments centraux de la gouvernance de l'État » (Schiebinger & Swan, 2005). Le jardin botanique de Meise possède le 15e plus grand herbier au monde. Sur leur site web, iels déclarent fièrement : « Notre collection est la référence mondiale pour l'Afrique centrale ». Lorsque l'on s'entretient avec les expert·e·s travaillant au jardin, iels mentionnent avec fierté que l'herbier contient 85 % de toutes les plantes connues au Rwanda, au Burundi et au Congo, les anciens territoires coloniaux de la Belgique. Denis Diagre, responsable de la bibliothèque de Meise, a rédigé sa thèse sur les origines du jardin botanique. Il est celui qui a évoqué la relation du jardin botanique avec Leopold II. Alors que le Jardin botanique est confronté à des difficultés financières, il se voit proposer un financement par Léopold II en échange du déploiement d'expéditions botaniques au Congo. Cette offre vise à restaurer la réputation alors ternie du roi, à l'échelle mondiale. Les preuves publiques de cette histoire que nous avons trouvées dans le jardin sont les petits panneaux dans la serre tropicale mentionnant un numéro de classification commençant par '1907', ce qui indique que les plantes ont été transférées de la serre de Léopold II au Jardin botanique cette année-là. C'est uniquement grâce à l'héritage de l'entreprise coloniale que les jardins botaniques existent tels qu'ils sont aujourd'hui. Comment pourrions-nous envisager de créer un travail sans confronter ces pratiques violentes ? Nous étions dans la gueule du loup, mais certains membres de notre équipe ne partageaient pas ce point de vue. Un·e collaborateur·ice nous a proposé de lire ensemble « Me & White Supremacy » (Saad, 2020) de Layla F. Saad. Ce livre est un manuel qui explore de manière approfondie les attitudes problématiques, conscientes ou inconscientes, que les personnes blanches peuvent adopter face au traumatisme collectif engendré par un passé et un présent marqués par le privilège. Fonctionner en tant que collectif est devenu difficile et malaisant. Le lendemain, le·a même collaborateu·rice a décidé de quitter le projet. Nous étions perturbé·e·s. Comme le diraient les informaticien·ne·s, nous étions confronté·e·s à un énorme bug. Même s'ils constituent un défi, les bugs sont là pour être résolus, afin que nous puissions apprendre et évoluer à partir d'eux.
Rewilding specimens est un projet qui a cherché à donner une forme à cette situation troublante.
Cette installation, exposée dans la vitre de Constant deux mois après la résidence, montrait une rencontre entre quelques taxonomistes qui ont renommé et dressé des plantes collectées entre 1885 et 1960 au Congo belge. Pour cette occasion, les esprits virtuels des spécimens types qui ont vécu une vie de prospérité au Congo, au Rwanda, et au Burundi, ont quitté l'herbier pour renommer les taxonomistes et réensauvager leurs portraits.
Lorsque vous parvenez à visualiser l'arbre de manière claire, essayez de ressentir la partie de votre corps qui est connectée à l'arbre. Il peut s'agir de votre ventre, de votre cœur ou même de votre troisième œil. C'est depuis cet endroit que vous êtes invité·e·s à vous connecter à l'arbre. Une fois la connexion établie, vous pouvez l'expérimenter en posant une question à l'arbre, et voir s'il vous répond.
Quelques outils pour vivre avec le trouble
« Terrapolis est un mot bâtard, composté d'une mycorhize de radicelles grecques et latines et leurs symbiotes. Jamais pauvre en mondes, Terrapolis prend place dans le réseau SF [Speculative Fabulations/String Figures] de ce qui a toujours trop de connexions, là où l'on doit rafistoler la respons(h)abilité ensemble -- loin, donc, de l'existantialiste 'ouverture' fondatrice de l'homme, solitaire et dénuée de liens, théorisée par Heidegger et ses disciples. Terrapolis est riche en mondes. Vaccinée contre le posthumanisme, le compost y foisonne. Immunisée contre l'idée d'expection humaine, l'humus y abonde. Terrapolis est mûre pour des histoires multispécifiques. [...] Après la chute des universaux masculinistes et de leurs politiques d'inclusion, les genres indéterminés en tous genres, les catégories-en-train-de-se-faire et les altérités significatives et compagnes des guman y ont fleuri. Des collègues et amis, spécialistes de linguistique et de civilisations antiques, m'ont dit que ce guman correspondait à adama/adam. Composté à partir de tous les genres et de toutes les catégories disponibles, il est apte à faire de notre planète un endroit où vivre avec le trouble » 7 (Haraway, 2016). Le colonialisme, le néolibéralisme, le privilège blanc, la discrimination systémique et le changement climatique sont des problématiques profondément empêtrées qui exigent des positions claires et, par conséquent des espaces sécurisés de travail. De quelle manière pouvons-nous nous préparer à cela ?
Un premier outil nécessaire consiste à établir un cadre clair et à organiser un contrôle de ce cadre (frame check). Après la résidence qui a eu lieu à Meise, le projet de recherche a été restructuré, le budget a été réorganisé et un appel a été lancé afin d'élargir l'équipe pour la troisième et dernière étape de la trajectoire de recherche. Le cadre a été posé explicitement dans l'appel : « Pendant la résidence, les participant·e·s doivent créer des publications algolittéraires. Il s'agit d'expérimenter avec des publications algorithmiques et littéraires, ainsi que des ensembles de données scientifiques et militantes sur les arbres et la nature. Nous nous demandons : qui et quoi est exclu, rendu invisible ou exploité dans les représentations, discours, outils et pratiques existants ? Comment pouvons-nous restituer leur présence dans les histoires et les récits ? Comment pouvons-nous se soigner et ensuite se transformer tout en transformant simultanément nos outils, nos pratiques, notre relation avec le monde et notre héritage ? Comment pouvons-nous contribuer à déstabiliser la force centrifuge dans la botanique, dans l'informatique et dans la publication ? Comment pouvons-nous aborder les livres, les bases de données et les algorithmes de manière sceptique afin de les reconstruire et de les amener à dépasser leurs frontières établies ? » Un autre outil nécessaire, consiste en un ensemble de consignes pour la collaboration. Il s'agit d'un document mis à la disposition des membres du groupe avant le début du processus collectif, afin qu'ils puissent le lire à voix haute. Le rapport compilé en vue d'une séance de travail de Constant sur les conditions collectives en 2019 est une grande source d'inspiration et de renseignements/connaissances. Constant a établi ses propres consignes de collaboration, régulièrement mises à jour. Le but de ces consignes est clair : « Nous avons rédigé ces consignes afin de réfléchir à des moyens d'être ensemble confortablement et avec bienveillance. En abordant ces consignes lors de chaque séance de travail, nous espérons également créer des méthodes dynamiques pour continuer à améliorer notre capacité à enrichir et à renforcer des espaces plus ambitieux. Les consignes sont censées développer des potentialités pour tout le monde ; cela implique parfois de restreindre l'espace accordé à certaines personnes. » Ces consignes ont pour objectif de clarifier ce qui peut être dit ou fait et ce qui ne peut pas l'être, et de déterminer les conséquences en cas de manquement à ces règles collectives. Les consignes fonctionnent comme un contrat social, qui peut être adopté, questionné, commenté. Mais surtout, elles peuvent être considérées comme un cadre collectif à partir duquel entamer la conversation ou discuter des problèmes qui surgissent. Voici quelques exemples brefs de ces consignes :
- Si tu as l'impression de juger quelqu'un·e ou quelque chose, sors de la salle puis reviens.
- Tout ce que tu fais avec sincerité est valable.
- Si tu préfères ne rien faire, reste présent·e et soutiens la dynamique du groupe.
- Apprécie le processus, ne soit pas obsédé·e par l'idée de tout « bien » faire. Il n'y a ni succès ni échec absolu. Ce qui est important, c'est le processus lui-même.
- Nous apprenons tous et toutes à vivre avec le trouble, au sein de complexités engendrées par le changement climatique, les injustices, le paternalisme, l'exploitation, et les privilèges.
- Tout ce dont tu as besoin, c'est d'avoir l'enthousiasme de participer et d'être présent·e.
- Nous refusons et déconstruisons le sexisme, le racisme, la queerphobie, le validisme, l'âgisme et toute autre forme de discrimination.
- Nous donnons de l'espace physique, émotionnel et conceptuel aux autres.
- Nous respectons tous les êtres, qu'iels soient présent·e·s dans l'espace ou non, qu'iels soient humain·e ou plus-qu'humain·e.
- Nous prenons des environnements physiques et numériques.
- Nous évitons de parler à la place des autres.
Le dernier paragraphe des consignes comprend des directives concrètes :
« En cas de désaccord avec l'une de ces consignes, ou en cas de signalement par les autres de notre comportement » :
- Nous n'alimentons pas le conflit.
- Nous communiquons entre nous.
- Nous sortons de la pièce et prenons un moment pour respirer.
- Nous s'excusons.
- Nous revenons dans l'espace avec un engagement rétabli pour collaborer.
- Si une personne continue à transgresser les consignes, nous lui demanderons de partir.
La décision de demander à une personne de quitter le processus collectif peut être délicate. Dans une telle situation, la lecture du magnifique livre d'Anne Cameron, « Daughters of Copperwoman », peut être utile et convaincante. Les Nootkas, un peuple autochtone avec une forte tradition matriarcale, vivant sur la côte nord-ouest de l'île de Vancouver, a donné l'autorisation à l'autrice canadienne d'écrire un certain nombre d'histoires, jusqu'à présent gardées secrètes, et transmises oralement de génération en génération. Dans le dernier chapitre, elle indique clairement qu'une personne qui ne sert plus le collectif est priée de partir. Le même principe s'applique aux arbres vivant dans une forêt. C'est à partir du moment où l'arbre prend plus que ce qu'il peut donner au collectif qu'il commence à se décomposer.
Les consignes de Constant ont constitué un point de départ idéal pour l'écriture d'une version adaptée pour la résidence d'Anaïs Berck. Comme Jo Freeman l'a souligné il y a bien longtemps dans son essai, « The Tyranny of structurelessness » 8, il est important de donner une structure aux entités collectives. Selon la pratique mise en place par l'espace collectif Varia à Rotterdam, nous avons demandé à chaque membre du groupe de choisir un·e partenaire -- une personne qu'iel n'avait jamais rencontrée avant de commencer la résidence. L'idée était de prendre des nouvelles les un·e·s des autres au début de la journée autour d'un café et à la fin de la journée avant de partir. Deux coordinateur·ices avaient la responsabilité de veiller sur l'espace et le temps, et de formuler les problèmes rencontrés. Chaque jour, un membre du groupe a accepté d'être la personne de contact au cas où quelqu'un ressentirait le besoin d'exprimer un malaise, des enjeux du pouvoir, ou tout autre difficulté. Cette personne était joignable en personne, par courriel ou par téléphone. Enfin et surtout, j'ai proposé de considérer la méditation comme un outil. La méditation est une technique qui permet aux gens de donner de l'espace à leur paysage mental, et de le laisser déterminer leurs paroles et leurs actions, plutôt que d'être guidés par leur raison ou leur ego. La méditation requiert un coin dans une pièce avec un tapis et le nombre de coussins de méditation nécessaires. Il est aussi possible de faire de la méditation sur une chaise. La seule condition importante est que la colonne vertébrale soit droite et le menton légèrement rentré. Vous pouvez créer un autel au milieu de la pièce avec quelques bougies, du quartz rose ou d'autres objets. Il est aussi possible de faire de la méditation collective en ligne. Après la méditation, le·a facilitateur·ice du groupe peut inviter les participant·e·s à partager toute expérience, pensée ou sentiment ressenti. Il est essentiel d'accorder de la place au silence pour laisser les choses émerger. Si rien ne vient après quelques minutes, la session méditative peut être clôturée. Souvent, le langage corporel des personnes indique que quelque chose arrive. Il suffit alors de patienter. Sinon, vous pouvez vous adresser directement à cette personne après la session. L'intuition est un outil extrêmement utile et la méditation vous permet de la mettre en pratique.
Au cours d'un processus de travail collectif, tous les membres du groupe peuvent dessiner un arbre à soi, puis exposer les dessins au milieu du coin méditation ou bien les utiliser comme leur avatar en ligne. La collection d'arbres peut également servir de conseil consultatif pendant tout le processus de travail.
Conclusion
Cela peut prendre du temps avant que la conversation avec les arbres devienne pertinente. La méditation demande de la pratique, et les arbres fonctionnent sur une échelle temporelle différente.
Une fois qu'elle commence à fonctionner, elle fonctionnera toujours. L'arbre peut être un conseiller personnalisé pour tout un tas de situation. La clé des collaborations transformatives réside dans notre capacité à considérer les frictions comme des défis à surmonter, en les utilisant pour se déconstruire et se développer. Ce cheminement implique de se connecter avec des êtres plus sages que nous, ou, si l'on préfère, de se connecter à notre connaissance intuitive. Cela nécessite de se détacher de notre ego et de notre quête de performance. Les outils mis en place ont été accueillis de manière positive et ont prouvé leur utilité et leur nécessité tout au long de la résidence. Cet article est une invitation à poursuivre l'exploration laboratoire de ces outils ou d'autres, sachant que le travail collectif est un processus permanent d'écoute, de prise de risques, d'adaptation et de célébration joyeuse de réussites.
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La vie secrète des arbres, Peter Wohlleben, Édition Les Arènes, 2017. ↩
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"Le Wood Wide Web est le terme donné au réseau de communication souterraine existant entre les arbres et autres plantes des écosystèmes forestiers." ↩
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A la recherche de l'arbre-mère, Suzanne Simard, Editions Dunod, 2022. ↩
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Algorithmes, La bombe à retardement, Cathy O'Neil, Édition Les Arènes, 2018. ↩
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Cette recherché a été menée avec le soutien de FRArt/Art & Recherche et en partenariat avec ESA St-Luc Brussels, ESA La Cambre Brussels, le Jardin botanique de Meise, la Villa Empain, la Bibliothéque royale de Belgique et la Bibliothéque nationale de France. Elle a été initiée en juin 2021 lors d'une résidence au Medialab Prado à Madrid accordée par le Vlaamse Overheid dans le cadre de leur programme, Digital Culture Residencies. ↩
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À la suite de cette résidence, au moment où j'écris ces lignes, il existe une volonté de créer un groupe de travail au sein du Jardin botanique, afin de commencer à rendre publiques les voix non entendues et d'autres histoires du douloureux passé colonial du Jardin. ↩
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Vivre avec le trouble, Donna J. Haraway, traduit par Vivien Garcia, Les Éditions des mondes à faire, 2020. ↩
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La Tyrannie de l'absence de structure, Jo Freeman, 2003, 'infokiosque**. ↩